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Ce que le jour doit à la nuit


Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 1, Chapitre 13

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   Un dimanche, après la messe, Simon me proposa d’aller faire un tour du côté de la mer. Il avait passé une rude semaine et avait passé d’air frais. Nous optâmes  pour le port de Bouzedjar et partîmes après le déjeuner.

-          Tu l’as acheté où, ton tacot ? Dans une caserne ?

-          C’est vrai, ma voiture ne paie pas de mine, mais elle me conduit où je veux et jusqu’à présent elle ne m’a jamais lâché en cours de route.

-          Tu n’as pas mal aux oreilles ?... On dirait le roulis d’un rafiot en fin de carrière.

-          On s’y habitue. […]

   Nous traversâmes Lourmel en coup de vent et filâmes  à toute allures, droit sur la mer. Par endroits la route rejoignait le faîte des collines et mettait le ciel à portée de nos mains. C’était une belle journée que le mois d’avril en partance voulait d’une limpidité cristalline, avec des horizons olympiques et un sentiment de plénitude sans pareil. […]

   Je me rangeai sur le bas-côté et aperçus Fabrice et deux filles en train de pique-niquer. Intrigué par notre présence, Fabrice se leva et porta les mains à ses hanches, ostensiblement sur la défensive.

-          Je t’avais dit qu’il était myope, me souffla Simon en ouvrant la portière pour descendre.

   Fabrice dut marcher vers nous sur une bonne centaine de mètres avant d’identifier mon véhicule.

Soulagé, il s’arrêta et nous fit signe de le rejoindre.

-          On t’a foutu la frousse, lui dit Simon après  une forte accolade.

-          Qu’est ce que vous fabriquez par ici ?

-          On voyait du pays. Tu es sûr qu’on  ne te dérange pas ?

-          C’est-à-dire que je n’ai pas prévu de couverts supplémentaires. Mais si vous pouvez vous tenir tranquilles pendant que mes amies et moi dégustons nos tartres aux pommes, ça ne me pose aucun problème.

   Les deux jeunes filles rajustèrent leurs chemisiers et rabattirent leurs robes sur les genoux pour nous accueillir décemment. Emilie Cazenave nous gratifia d’un sourire bienveillant ; l’autre préféra interroger du regard Fabrice qui s’empressa de la rassurer :

-          Jonas et Simon, mes meilleurs amis…

Puis nous présentant l’inconnue :

-          Hélène Lefèvre, journaliste à L’Echo d’Oran. Elle commet un reportage sur la région.

   Hélène nous tendit une main parfumée que Simon saisit au vol.

   La fille de Mme Cazenave posa sur moi ses yeux noirs intenses qui m’obligèrent à détourner le regard.

   Fabrice retourna dans sa voiture  chercher une natte de plage qu’il coucha sur la langue de terre pour nous permettre de nous asseoir. […]

   De nouveau, Emilie me dévisagea avec insistance. Lisait-elle dans mes pensées ? Si oui, que déchiffrait-elle au juste ? Sa mère lui avait-elle parlé de moi ? Avait-elle retrouvé mon parfum dans la chambre de sa mère, décelé quelque chose que je n’avais pas su effacer à temps, la trace d’un baiser en suspens ou le souvenir d’une étreinte inachevée ? Pourquoi avais-je soudain le sentiment qu’elle lisait en moi comme dans un livre ouvert ? Et ses yeux, mon Dieu ! Irrésistibles, comment faisaient-ils pour saturer les miens, se substituer à eux, passer au crible chacune de mes pensées, intercepter la moindre interrogation me traversant l’esprit ?... Et pourtant, malgré leur indiscrétion, je ne pouvais m’empêcher d’admettre qu’ils étaient ce que la Beauté réussissait de mieux. L’espace d’un fléchissement, je revis ceux de sa mère dans cette, dans cette grande maison sur la piste du marabout – des yeux si radieux qu’on n’avait même plus besoin d’allumer dans la chambre pour voir clair au plus profond de nos choses tues, au plus secret de nos faiblesse refoulées… J’étais troublé.

-          Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés quelque part, il y a longtemps.

-          Je ne crois pas mademoiselle, sinon je m’en souviendrais.

-          C’est curieux, votre visage ne m’est pas étranger, fit-elle.

-          Qu’est ce que vous faites dans la vie, monsieur Jonas ?

   Sa voix avait la douceur d’une source de montagne. Elle avait prononcé «  monsieur Jonas » exactement de la même manière que sa mère, en appuyant sur les « s », produisant le même effet sur moi, remuant les mêmes fibres…

-          Il s’amenuise dans son coin, dit Simon, jaloux de l’intérêt que je suscitais auprès de son premier coup de foudre. Quant à moi, je suis dans les affaires. J’ai mis sur pied une entreprise d’import-export et, dans moins de deux, trois ans, je serai plein aux as.

   Emilie ne fit pas attention aux plaisanteries de Simon. Je sentis son regard minéral posé sur moi, guettant ma réponse. Elle était si belle qu’il m’était impossible de lever les yeux sur les siens plus de cinq secondes sans rougir.

-          Je suis pharmacien, mademoiselle.

   Une petite mèche frétilla sur son front ; elle la releva d’une main élégante, comme si elle soulevait une tenture sur sa propre splendeur.

-          Pharmacien où ?

-          A Rio, mademoiselle.

   Quelque chose fulgura sur son visage, et ses sourcils se retroussèrent très haut. Le bout de tarte qu’elle tenait cassa entre ses doigts. Son trouble n’échappa pas à Fabrice qui, confus à son tour, de dépêcha de me verser un verre de vin.

-          Tu sais très bien qu’il ne boit pas, lui rappela Simon.

-          Oh ! Pardon.

    La journaliste lui prit le verre et le porta à ses lèvres.

   Emilie, elle, ne me quitta pas des yeux.

 

   Elle vint à deux reprises me rendre visite à la pharmacie. Je m’arrangeai pour que Germaine restât auprès de moi. Ce que je décodais dans son regard me dérangeait ; je ne tenais pas à causer du tort à Fabrice.

   Je me mis à l’éviter, à faire dire à Germaine que je n’étais pas là quand elle téléphonait, qu’elle ne savait pas quand j’allais rentrer. Emilie comprit que je vivais très mal son intérêt pour moi, que le genre d’amitié qu’elle me proposait ne me convenait pas. Elle cessa de m’importuner.

                                                  Yasmina Khadra

                                                                         ( A suivre...


14/12/2013
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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 4; Chapitre 10

                                  Ce que le jour doit à la nuit 1.gif

 

   Je ne me reconnaissais plus. Depuis mon aventure avec Mme Cazenave, je ne savais plus  où donner de la tête, errant à travers les méandres d’une euphorie qui refusait de tomber. C’était ma première expérience d’homme, ma première découverte intime, et ça me grisait. Il me suffisait d’être seul une seconde pour me retrouver dans l’exquise tourmente du désir. Mon corps se tendait tel un arc ; je sentais les doigts de Mme Cazenave courir sur ma chair, ses caresses pareilles à des morsures rédemptrices se substituer à mes fibres, se muer en frissons, devenir le sang battant à mes tempes. En fermant les yeux, je percevais jusqu’à son halètement, et mon univers se remplissait de son haleine capiteuse. Mon lit chargé d’ébats platoniques me tenait en transe jusqu’au matin.

   Simon me trouvais une mine barbante. Ses boutades ne m’atteignaient pas. Pendant que Jens –Christophe et Fabrice se tordaient de rire à chacune de ses blagues, je demeurais de marbre. Je les regardais se marrer sans saisir de quoi il retournait. Combien de fois Simon avait-il agité sa main devant mes yeux pour vérifier si j’étais toujours de ce monde ? Je m’éveillais à moi-même quelques instants, puis je retombais dans une sorte de catalepsie, et les bruits alentour s’estompaient d’un coup.

   Sur la colline, au pied de l’olivier séculaire, comme sur la plage, je n’étais plus qu’une absence parmi mes camarades.

   J’avais attendu deux semaines avant de prendre mon courage à deux mains et de retourner dans la grande maison sur la piste du marabout. Il était tard, et le soleil s’apprêtait à rendre les armes. Je laissai ma bicyclette à côté de la grille et enterai dans la cour… Et elle était là, accroupie sous un arbuste, une cisaille à la main ; elle remettait de l’ordre dans son jardin.

-          Monsieur Jonas, dit-elle en se levant.

   Elle posa la cisaille sur un monceau de galet, se frappa les mains pour les épousseter. Elle portait le même chapeau enrubanné de rouge et la même robe blanche qui, dans la lumière du couchant, faisait ressortir avec une généreuse fidélité les contours ensorceleurs de sa silhouette.

   Nous nous regardâmes sans rien dire.

   Dans le silence qui m’opposait, les cigale grésillaient à me fissurer les tempes.

-          Bonjour, madame.

   Elle sourit, les yeux plus vastes que l’horizon.

-          Qu’est ce que je peux faire pour vous, monsieur Jonas ?

   Quelque chose, dans sa voix, me fit craindre le pire.

-          Je passai par là, mentis –je. J’ai tenu à venir vous saluer.

-          C’est gentil.

   Son laconisme me clouait sur place.

   Elle me regardait fixement. Comme si je me devais de justifier ma présence sur les lieux. Elle n’avait pas l’air d’apprécier mon intrusion. On aurait dit que la dérangeais.

   Vous n’avez pas besoin de… Je me suis dit que… Enfin, s’il y a des choses à réparer ou à déplacer ?...

-          Il ya des domestiques pour ça.

   A court d’excuses, ridicule, je m’en voulais à mort. N’étais-je pas en train de tout gâcher ?

   Elle s’avança vers moi, s’arrêta à ma hauteur et, sans se défaire de son sourire, elle m’écrasa de ses yeux.

-          Monsieur Jonas, il ne faut pas débarquer chez les gens sur un coup de tête.

-          J’ai pensé…

   Elle posa son doigt sur ma bouche pour m’interrompre.

-          Il ne faut penser n’importe quoi.

   Ma gêne se transforma en une colère obscure. Pourquoi me traitait-elle ainsi ? Comment croire qu’il ne s’était rien passé entre nous ? Elle devait deviner pourquoi j’étais venu la voir.

   Comme si elle lisait dans mes pensées, elle me dit :

-          Je vous ferai signe si j’ai besoin de vous. […]

 

   J’avais attendu des semaines. L’été 1944 tirait à sa fin, et pas un signe. Mme Cazenave ne descendait même plus au village. […]

   A bout, laminé par l’attente, un dimanche à midi pile, je sautai sur ma bicyclette et fonçai sur la grande maison blanche. Mme Cazenave avait engagé un vieux jardinier et une femme de ménage que je surpris à l’ombre d’un caroubier en train de casser la croûte. Mon vélo contre moi, j’attendis dans la cour. Tremblant de la tête aux pieds. Mme Cazenave accusa un imperceptible soubresaut en me découvrant près du jet d’eau. Son regard chercha les deux domestiques, les vit à l’autre bout du jardin et revint vers moi. Elle me dévisagea en silence. Je la sentais agacée derrière son sourire.

   Elle descendit le petit perron et marcha d’un pas tranquille sur moi.

-          Et pourtant, il le faut, me dit-elle d’un ton ferme.

   Elle m’invita à la suivre jusqu’à la grille d’entrée. Et là, sans se soucier des indiscrétions, comme si nous étions seuls au monde, elle me saisit par la nuque et m’embrassa fortement sur les lèvres. La voracité de son baiser était telle que j’y avais perçu un irrévocable signe d’adieu.

-          Vous avez rêvé, Jonas, me dit-elle. Ce n’étais qu’un rêve d’adolescent .

   Ses doigts se desserrèrent, et elle recula.

-          Il ne s’est jamais rein passé entre nous… Pas même ce baiser.

   Ses yeux m’acculaient :

-          Est – ce que vous me comprenez ?

-          Oui, madame, m’entendis-je bredouiller.

-          Bien.

   Elle me tapota la joue, brusquement maternelle :

-          Je savais que vous étiez un garçon sensé.

   Il me fallut attendre la nuit pour rentrer chez moi.

 

   J’osai espérer un miracle ; il n’eut pas lieu.

   L’automne délestait les arbres de leurs feuilles ; il était temps de me rendre à l’évidence. Ce n’étais qu’un fantasme. Entre Mme Cezenave et moi, il ne s’était rien passé.

                                      Yasmina Khadra

                                                                          ( A suivre...


14/12/2013
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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 3, Chapitre 10

                              Ce que le jour doit à la nuit 1.gif

 

-          Vous avez quel âge, monsieur Jonas ? me demanda-t-elle en plongeant son regard souverain jusqu’au plus profond de mon être.

-          Dix sept ans, madame.

-          Je suppose que vous avez déjà une fiancée.

-          Non, madame.

-          Comment ça « Non, madame » ? Une si belle frimousse, et des yeux limpides. Je refuse de croire que vous n’avez pas tout un harem qui languit de vous à l’heure qu’il est.

   Son parfum m’enivrait.

De nouveau, elle se mordit la lèvre et porta la main à son cou.

-          Vous souffrez beaucoup, madame ?

-          C’est possible.

   Elle me prit la main dans la sienne.

-          Vous avez des doigts de prince.

   J’avais honte qu’elle perçoive le trouble en train de m’envahir.

-          Que comptez-vous faire plus tard, monsieur Jonas ?

-          Apothicaire, madame.

   Elle médita mon choix avant d’acquiescer :

-          C’est un noble métier.

   Pour la troisième fois, elle eut mal au cou et se plia presque de douleur.

-          Il que j’essaye tout de suite la pommade.

   Elle se leva. Avec beaucoup de dignité.

-          Si vous voulez, madame, je peux… vous masser les épaules…

-          J’y compte bien, monsieur Jonas.

   Je ne sais pas pourquoi, d’un seul coup, quelque chose rompit la solennité des lieux. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde. Lorsque ses yeux revinrent sur moi, tout rentra dans l’ordre.

   Nous restâmes debout de part et d’autre de la table. Mon cœur battait si fort que je me demandai si elle ne l’entendait pas. Elle ôta son chapeau, et ses cheveux dégringolèrent sur ses épaules, me tétanisant presque.

-          Venez avec moi, jeune homme.

   Elle poussa la porte de la demeure et m’invita à la suivre à l’intérieur. Une légère pénombre entoilait le vestibule. Il me semblait que je revivais un déjà-vu, que le couloir qui filait  devant moi ne m’était pas étranger. L’avais-je rêvé, ou était-ce moi qui perdais le fil l’histoire ? Mme Cazenave me devançait. L’espace  d‘une fulgurance, je la confondis avec mon destin.

    Nous gravîmes un escalier. Mes pieds butaient  contre les marches. Je me cramponnais à la rampe, ne voyais que le vallonnement de son corps ondoyer devant moi, majestueux, ensorceleur, presque irréel tant de grâce dépassait l’entendement. Arrivée sur le palier, elle passa dans la lumière éblouissante d’une lucarne ; ce fut comme si sa robe s’était désintégrée, me livrant jusqu’aux moindres détails la parfaite configuration de sa silhouette.

   En se retournant subitement, elle me surprit en état de choc. Elle comprit aussitôt que je n’étais plus en mesure de la suivre plus loin, que mes jambes allaient se dérober sous le poids de mes vestiges, que j’étais comme un chardonneret pris au piège. Son sourire m’acheva. Elle revint vers moi, d’un pas souple, aérien ; me dit quelque chose que je ne perçus pas. Mon sang martelait mes tempes, m’empêchait de reprendre mes esprits. Qu’est ce- qu’il y a, monsieur Jonas ?...Sa main me prit le menton, me releva la tête… ça va ?... L’écho de sa voix se perdit dans le chahut des tempes…

C’est moi qui vous mets dans cet état ?... Ce n’était peut être pas elle qui me parlait ainsi. C’était peut être moi, même si je ne reconnaissais pas ma voix. Ses doigts se répandirent sur mon visage. Je sentis le mur contre mon dos tel un rempart me barrant toute retraite. Monsieur Jonas ?... Ses yeux m’enveloppèrent, m’escamotèrent en un tour de passe-passe. Je me diluais dans son regard. Son souffle voleta autour de mon halètement, l’aspira ; nos visages fusionnaient déjà. Lorsque ses lèvres effleurèrent les miennes, je crus partir en mille morceaux ; c’était comme si elle m’effaçait pour me réinventer du bout des ses doigts. Ce n’était pas encore un baiser, à peine un attouchement, furtif, vigilant – tâtai-elle le terrain ? Elle recula ; pour moi, c’était une vague qui se retirait, dévoilant ma nudité et mon émoi. Sa bouche revint, plus conquérante ; une source ne m’aurait pas désaltéré autant. Ma bouche se livra à la sienne, se fondit dans la sienne, devint eau à son tour, et Mme Cazenave me but jusqu’à la lie, dans une gorgée qui n’en finissait pas de se renouveler. J’avais la tête dans un nuage, les pieds sur un tapis volant. Effrayé par tant de bonheur, peut être avais-je tenté de me soustraire à son emprise, car main me retint très fort par la nuque. Alors, je me laissai faire. Sans opposer la moindre résistance. Ravi d’être pris au piège, fébrile et consentant, et, émerveillé par ma capitulation, je fis corps avec la langue en train d’absorber la mienne. Avec infiniment de tendresse, elle déboutonna ma chemise, la laissa tomber quelque part. Je ne respirais plus que par son souffle, ne vivais plus qu’à travers son pouls. J’avais le vague sentiment que l’on m’effeuillait, que l’on me repoussait dans une chambre, que l’on me renversait sur un lit aussi profond qu’une rivière. Mille doigts s’éparpillaient sur ma chair comme autant de feux d’artifice ; j’étais la fête, j’étais la joie, j’étais l’extase dans son ivresse absolue ; je me sentais mourir et renaître en même temps.

                              

                                          Yasmina Khadra

                                                                              ( A suivre ... 


14/12/2013
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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 2, Chapitre 10

                                Ce que le jour doit à la nuit 1.gif

  

  A la fin de la semaine, elle vient dans notre pharmacie. Affairé derrière le comptoir, j’aidais Germaine à s’acquitter des innombrables commandes qu’elle avait reçues depuis qu’une épidémie gastrique s’était déclarée dans le village. En  levant la tête et en la découvrant en face de moi, je faillis tomber à la renverse.

   Je m’attendais à ce qu’elle retirât ses lunettes de soleil ; elle les garda sur son joli nez, et ne sus si elle me dévisageait à l’abri de ses verres opaques ou si elle m’ignorait.

   Elle tendit une ordonnance à Germaine. D’un geste gracieux, comme pour un baisemain.

-          La préparation de votre médicament demande du temps, lui dit Germaine après avoir déchiffré le gribouillage du médecin sur le feuillet. En ce moment les paquets amoncelés sur le comptoir.

-            Vous l’aurez quand ?

-          Avec un peu de chance, dans l’après-midi. Mais pas avant quinze heures.

-          Ce n’est pas grave. Sauf que je ne pourrai pas venir le chercher. J’ai été absente pendant longtemps et ma maison a besoin d’un sérieux coup de balai. Auriez-vous la gentillesse de m’expédier le médicament par porteur ? Je paierai la commission.

-          Il ne s’agit pas d’argent, madame ?...

-          Cazenave.

-          Enchantée… Vous habitez loin ?

-          Derrière le cimetière israélite, la maison en retrait sur la piste du marabout.

-          Je vois où c’est… Aucun problème, madame Cazenave. Votre médicament vous sera livré, cet après-midi, entre quinze et treize heures.

-          Ce serait parfait pour moi.

   Elle se retira après un imperceptible hochement de la tête dans ma direction.

   Je ne tins pas en place, guettant  Geramine qui se démentait derrière la porte dérobée donnant sur l’arrière boutique qui lui servait de laboratoire. Les aiguilles de l’horloge murale refusaient d’avancer ; je craignais que le nuit ne tombât avant l’heure de la délivrance. Et l’heure de la délivrance arriva enfin, semblable à une bouffé d’air à l’issue d’une apnée. A quinze heures pile, Germaine sortit de son laboratoire, un flacon enveloppé dans un morceau de papier d’emballage. Elle n’eut pas le temps de me le confier, encore moins de me décrire le mode d’emploi ; je le lui arrachai des mains et enfourchai ma bicyclette.

   Agrippé au guidon, la chemise gonflée de vent, je ne pédalais pas ; je volai. Je contournai le cimetière israélite, coupai par un verger et gagnai la piste du marabout à toute vitesse, en slalomant entre les nids-de-poule.

   La maison Cazenave trônait sur un terrain surélevé, à trois cents mètres du village. Grande et peinte en blanc, elle dominait la plaine, tournée vers le sud. L’écurie, sur sa gauche, était déserte et légèrement délabrée, mais la maison gardait intacte sa superbe. Un petit raidillon y menait à partir de la piste, bordé de palmiers nains. La grille en fer forgé reposait sur un muret de pierres soigneusement ciselées qu’une treille variqueuse tentait de ficeler. […]

   Je mis pied à terre, abandonnai ma bicyclette à l’entrée de la propriété et poussai la grille qui grinça fortement. Il n’y avait personne dans la courette ornée d’un jet d’eau. Les jardins alentour avaient dépéri.

-          Madame Cezenave, appelai-je.

   Les volets aux fenêtres étaient fermés : la porte en bois qui donnait accès à l’habitation était close. J’attendis près du jet d’eau, à l’ombre d’une Diane en stuc, le médicament à la main. Pas âme qui vive. Je n’entendais que la brise couiner au fond de la treille.

   Au bout s’une longue attente, dont je ne voyais pas le bout, je décidai d’aller frapper à la porte. Mes coup résonnèrent à l’intérieur de la demeure comme à travers des douves souterraines. Il était évident qu’il n’y avait personne, mais je refusais de l’admettre.

   Je revins m’asseoir sur la margelle du jet d’eau. A l’affût d’un crissement sur le cailloutis. Impatient de la voir surgir du néant. Au moment où je commençais à perdre espoir, un « Bonjour ! » fusa dans mon dos.

   Elle était derrière moi, gainée dans une robe blanche, son chapeau enrubanné de rouge délicatement rejeté sur la nuque.

-          J’étais dans le verger, en bas. J’aime marcher dans le silence des arbres… Vous êtes là depuis longtemps ?

-          Non, non, mentis-je, je viens juste d’arriver.

-          Je ne vous au pas vu sur la piste en remontant.

-          C’est votre médicament, madame, lui dis-je en lui tendant le paquet.

   Elle hésita avant de le prendre, comme si elle avait oublié son passage dans notre pharmacie puis, avec élégance, elle extirpa le flacon de son emballage, dévissa le couvercle et huma le contenu qui avait l’aspect d’une préparation cosmétique.

-          Le baume sent bon. Pourvu que ça calme mes courbatures. J’ai trouvé la maison en désordre tel que je passe le plus clair de mes journées à essayer de lui redonner l’allure qu’elle avait avant.

-          S’il y a quelque chose à transporter ou à réparer, je me tiens à votre disposition.

-          Elle me désigna une chaise en osier près d’une petite table sur la véranda, attendit que j’y prenne place et occupa le siège ne face de moi.

-          Je suppose que vous avez soif, avec cette chaleur, me dit-elle en me proposant un carafon rempli de citronnade.

   Elle me versa un grand verre et le poussa doucement vers moi. Le mouvement de son bras la fit grimacer de douleur ; elle se mordit délicieusement la lèvre.

-          Vous avez mal madame ?

-          J’ai dû soulever quelque chose de très lourd.

   Et elle retira ses lunettes.

   Je sentis mes trippes se liquéfier.

                Yasmina Khadra

                                                        ( A suivre à l’extrait n 3 )


14/12/2013
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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 1, Chapitre 10

                                      Ce que le jour doit à la nuit 1.gif

 

   La mer était si plate qu’on aurait marché dessus. Pas une vaguelette ne clapotait sur le sable, pas un frisson ne ridait la surface de l’eau. C’était un jour de semaine et la plage appartenait à notre bande. Fabrice somnolait à côté de moi, étendu sur le dos, Un roman ouvert sur la figure. Jean Christophe roulait des mécaniques au bord de l’eau, narcissique à se noyer dans un verre. André et son cousin José avaient dressé leur tente et leur barbecue à une centaine de mètre de notre emplacement ; ils attendaient sagement des copines de Lourmel.  De rares familles lézardaient  au soleil,  dispersées d’un bout à l’autre de la baie. Sans les pitreries de Simon, on se serait cru sur une île perdue.

   Les rayons du soleil tombaient droit, pareils à une coulée de plomb. Dans le ciel lustral, des mouettes voltigeaient, ivres d’espaces et de liberté. De temps à autre elle piquait sur les flots, se pourchassaient en rase-mottes  puis remontaient en flèches se confondre dans la toile azurée. Très loin un chalutier regagnait son port, une nuée d’oiseaux dans son sillage ; la pêche était bonne. 

   C’était une belle journée.

      Une dame solitaire contemplait l’horizon, assise sous un parasol. Elle portait un vaste chapeau enrubanné de rouge et des lunettes de soleil. Son maillot blanc collait à son corps bronzé comme une seconde peau…

   Les choses se seraient arrêtées là s’il n’y avait pas eu ce coup de vent.

   Si on m’avait dit qu’un simple coup de vent pouvait changer le cours de toute une vie, j’aurais peut être pris les devants. Mais à dix sept ans, on se sent en mesure de retomber sur ses pattes quoi qu’il arrive…

   La brise de midi venait de se déclencher et, embusqué derrière, le coup de vent en profita pour se ruer sur la plage. Il leva quelques tourbillons de poussière, arrachant dans la foulée le parasol de la dame qui n’eut que le temps  de  porter sa main à son chapeau pour l’empêcher de s’envoler. Le parasol pirouetta dans les airs, roula sur le sable, effectua une multitude de tonneaux. Jean-Christophe  tenta de l’attraper, sans succès. S’il avait réussi, ma vie aurait poursuivi son cours.  Mais le sort en avait décidé autrement : le parasol sous le bras, se leva pour m’accueillir.

-          Merci, me dit-elle.

-          Pas de quoi, madame.

   Je m’agenouillai à ses pieds, élargis le trou où se tenait le parasol avant de s’envoler, l’approfondis de mes mains vigoureuses, y plantai le manche et tassai des pieds autour de façon qu’il résistât à un autre coup de vent.

-          Vous êtes aimable, monsieur Jonas, me fit-elle… Pardon, ajouta-t-elle, j’ai entendu vos camarades  vous appeler ainsi.

   Elle retira ses lunettes ; se yeux étaient une splendeur

-          Vous êtes de Turgot-Village ?

-          De Rio Salado, madame.

Ses yeux intenses me troublaient. Je voyais mes camarades rire sous cape en m’observant. Ils devaient se payer ma tronche. Je me dépêchai de prendre congé de la dame et de les rejoindre.

-          Tu es rouge comme une pivoine, me taquinait Jean-Christophe.

-          S’il te plaît, lui dis-je.

   Simon qui était sorti de l’eau, se frottait énergiquement dans une serviette éponge, un rictus fripon avant de me demander :

-          Elle te voulait quoi, Mme Cazenave ?

-          Tu la connais ?

-          Et comment ! Son mari était directeur d’un bagne en Guyane. Il paraît qu’il aurait disparu en forêt au cours d’une traque de forçats évadés. Comme il n’a plus donné de signe de vie, elle est rentrée au bercail. C’est une amie à ma tante. […]

   Je l’avais revue quelques jours plus tard, sur l’avenue principale de Rio. Elle sortait d’une boutique, son chapeau blanc telle une couronne sur son beau visage. Les gens se retournaient sur son passage ; elle ne les remarquait même pas. Raffinée, le port noble, elle ne marchait pas ; elle cadençait la foulée du temps.

   J’étais hypnotisé.

   Elle me rappelait ses héroïnes mystérieuses qui remplissaient de leur charisme les salles de cinéma, si crédibles que notre réalité à nous nous paraissait dérisoire.

   J’étais attablé avec Simon Benyamin à la terrasse du café de la place. Elle passa à côté de nous sans nous voir, nous léguant son parfum en guise de consolation.

-          Tous doux, Jonas ! me siffla Simon.

-          Hein ?

-          Il ya un miroir au bar. Va jeter un œil sur la betterave qui te tient lieu de trogne. Serais-tu amoureux de cette respectable mère de famille ?

-          Qu’est ce que tu racontes ?

-          Ce que je vois. Tu es à deux doigts de piquer une crise.

Simon exagérait. Ce n’était pas de l’amour ; j’avais pour Mme Cazenave une profonde admiration. Mes pensées pour elle étaient saines.

                                                   Yasmina Khadra

                                                                                         ( A suivre à l’extrait n 2 )

   


12/12/2013
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