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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 2, Chapitre 10

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  A la fin de la semaine, elle vient dans notre pharmacie. Affairé derrière le comptoir, j’aidais Germaine à s’acquitter des innombrables commandes qu’elle avait reçues depuis qu’une épidémie gastrique s’était déclarée dans le village. En  levant la tête et en la découvrant en face de moi, je faillis tomber à la renverse.

   Je m’attendais à ce qu’elle retirât ses lunettes de soleil ; elle les garda sur son joli nez, et ne sus si elle me dévisageait à l’abri de ses verres opaques ou si elle m’ignorait.

   Elle tendit une ordonnance à Germaine. D’un geste gracieux, comme pour un baisemain.

-          La préparation de votre médicament demande du temps, lui dit Germaine après avoir déchiffré le gribouillage du médecin sur le feuillet. En ce moment les paquets amoncelés sur le comptoir.

-            Vous l’aurez quand ?

-          Avec un peu de chance, dans l’après-midi. Mais pas avant quinze heures.

-          Ce n’est pas grave. Sauf que je ne pourrai pas venir le chercher. J’ai été absente pendant longtemps et ma maison a besoin d’un sérieux coup de balai. Auriez-vous la gentillesse de m’expédier le médicament par porteur ? Je paierai la commission.

-          Il ne s’agit pas d’argent, madame ?...

-          Cazenave.

-          Enchantée… Vous habitez loin ?

-          Derrière le cimetière israélite, la maison en retrait sur la piste du marabout.

-          Je vois où c’est… Aucun problème, madame Cazenave. Votre médicament vous sera livré, cet après-midi, entre quinze et treize heures.

-          Ce serait parfait pour moi.

   Elle se retira après un imperceptible hochement de la tête dans ma direction.

   Je ne tins pas en place, guettant  Geramine qui se démentait derrière la porte dérobée donnant sur l’arrière boutique qui lui servait de laboratoire. Les aiguilles de l’horloge murale refusaient d’avancer ; je craignais que le nuit ne tombât avant l’heure de la délivrance. Et l’heure de la délivrance arriva enfin, semblable à une bouffé d’air à l’issue d’une apnée. A quinze heures pile, Germaine sortit de son laboratoire, un flacon enveloppé dans un morceau de papier d’emballage. Elle n’eut pas le temps de me le confier, encore moins de me décrire le mode d’emploi ; je le lui arrachai des mains et enfourchai ma bicyclette.

   Agrippé au guidon, la chemise gonflée de vent, je ne pédalais pas ; je volai. Je contournai le cimetière israélite, coupai par un verger et gagnai la piste du marabout à toute vitesse, en slalomant entre les nids-de-poule.

   La maison Cazenave trônait sur un terrain surélevé, à trois cents mètres du village. Grande et peinte en blanc, elle dominait la plaine, tournée vers le sud. L’écurie, sur sa gauche, était déserte et légèrement délabrée, mais la maison gardait intacte sa superbe. Un petit raidillon y menait à partir de la piste, bordé de palmiers nains. La grille en fer forgé reposait sur un muret de pierres soigneusement ciselées qu’une treille variqueuse tentait de ficeler. […]

   Je mis pied à terre, abandonnai ma bicyclette à l’entrée de la propriété et poussai la grille qui grinça fortement. Il n’y avait personne dans la courette ornée d’un jet d’eau. Les jardins alentour avaient dépéri.

-          Madame Cezenave, appelai-je.

   Les volets aux fenêtres étaient fermés : la porte en bois qui donnait accès à l’habitation était close. J’attendis près du jet d’eau, à l’ombre d’une Diane en stuc, le médicament à la main. Pas âme qui vive. Je n’entendais que la brise couiner au fond de la treille.

   Au bout s’une longue attente, dont je ne voyais pas le bout, je décidai d’aller frapper à la porte. Mes coup résonnèrent à l’intérieur de la demeure comme à travers des douves souterraines. Il était évident qu’il n’y avait personne, mais je refusais de l’admettre.

   Je revins m’asseoir sur la margelle du jet d’eau. A l’affût d’un crissement sur le cailloutis. Impatient de la voir surgir du néant. Au moment où je commençais à perdre espoir, un « Bonjour ! » fusa dans mon dos.

   Elle était derrière moi, gainée dans une robe blanche, son chapeau enrubanné de rouge délicatement rejeté sur la nuque.

-          J’étais dans le verger, en bas. J’aime marcher dans le silence des arbres… Vous êtes là depuis longtemps ?

-          Non, non, mentis-je, je viens juste d’arriver.

-          Je ne vous au pas vu sur la piste en remontant.

-          C’est votre médicament, madame, lui dis-je en lui tendant le paquet.

   Elle hésita avant de le prendre, comme si elle avait oublié son passage dans notre pharmacie puis, avec élégance, elle extirpa le flacon de son emballage, dévissa le couvercle et huma le contenu qui avait l’aspect d’une préparation cosmétique.

-          Le baume sent bon. Pourvu que ça calme mes courbatures. J’ai trouvé la maison en désordre tel que je passe le plus clair de mes journées à essayer de lui redonner l’allure qu’elle avait avant.

-          S’il y a quelque chose à transporter ou à réparer, je me tiens à votre disposition.

-          Elle me désigna une chaise en osier près d’une petite table sur la véranda, attendit que j’y prenne place et occupa le siège ne face de moi.

-          Je suppose que vous avez soif, avec cette chaleur, me dit-elle en me proposant un carafon rempli de citronnade.

   Elle me versa un grand verre et le poussa doucement vers moi. Le mouvement de son bras la fit grimacer de douleur ; elle se mordit délicieusement la lèvre.

-          Vous avez mal madame ?

-          J’ai dû soulever quelque chose de très lourd.

   Et elle retira ses lunettes.

   Je sentis mes trippes se liquéfier.

                Yasmina Khadra

                                                        ( A suivre à l’extrait n 3 )



14/12/2013
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