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Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 4; Chapitre 10

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   Je ne me reconnaissais plus. Depuis mon aventure avec Mme Cazenave, je ne savais plus  où donner de la tête, errant à travers les méandres d’une euphorie qui refusait de tomber. C’était ma première expérience d’homme, ma première découverte intime, et ça me grisait. Il me suffisait d’être seul une seconde pour me retrouver dans l’exquise tourmente du désir. Mon corps se tendait tel un arc ; je sentais les doigts de Mme Cazenave courir sur ma chair, ses caresses pareilles à des morsures rédemptrices se substituer à mes fibres, se muer en frissons, devenir le sang battant à mes tempes. En fermant les yeux, je percevais jusqu’à son halètement, et mon univers se remplissait de son haleine capiteuse. Mon lit chargé d’ébats platoniques me tenait en transe jusqu’au matin.

   Simon me trouvais une mine barbante. Ses boutades ne m’atteignaient pas. Pendant que Jens –Christophe et Fabrice se tordaient de rire à chacune de ses blagues, je demeurais de marbre. Je les regardais se marrer sans saisir de quoi il retournait. Combien de fois Simon avait-il agité sa main devant mes yeux pour vérifier si j’étais toujours de ce monde ? Je m’éveillais à moi-même quelques instants, puis je retombais dans une sorte de catalepsie, et les bruits alentour s’estompaient d’un coup.

   Sur la colline, au pied de l’olivier séculaire, comme sur la plage, je n’étais plus qu’une absence parmi mes camarades.

   J’avais attendu deux semaines avant de prendre mon courage à deux mains et de retourner dans la grande maison sur la piste du marabout. Il était tard, et le soleil s’apprêtait à rendre les armes. Je laissai ma bicyclette à côté de la grille et enterai dans la cour… Et elle était là, accroupie sous un arbuste, une cisaille à la main ; elle remettait de l’ordre dans son jardin.

-          Monsieur Jonas, dit-elle en se levant.

   Elle posa la cisaille sur un monceau de galet, se frappa les mains pour les épousseter. Elle portait le même chapeau enrubanné de rouge et la même robe blanche qui, dans la lumière du couchant, faisait ressortir avec une généreuse fidélité les contours ensorceleurs de sa silhouette.

   Nous nous regardâmes sans rien dire.

   Dans le silence qui m’opposait, les cigale grésillaient à me fissurer les tempes.

-          Bonjour, madame.

   Elle sourit, les yeux plus vastes que l’horizon.

-          Qu’est ce que je peux faire pour vous, monsieur Jonas ?

   Quelque chose, dans sa voix, me fit craindre le pire.

-          Je passai par là, mentis –je. J’ai tenu à venir vous saluer.

-          C’est gentil.

   Son laconisme me clouait sur place.

   Elle me regardait fixement. Comme si je me devais de justifier ma présence sur les lieux. Elle n’avait pas l’air d’apprécier mon intrusion. On aurait dit que la dérangeais.

   Vous n’avez pas besoin de… Je me suis dit que… Enfin, s’il y a des choses à réparer ou à déplacer ?...

-          Il ya des domestiques pour ça.

   A court d’excuses, ridicule, je m’en voulais à mort. N’étais-je pas en train de tout gâcher ?

   Elle s’avança vers moi, s’arrêta à ma hauteur et, sans se défaire de son sourire, elle m’écrasa de ses yeux.

-          Monsieur Jonas, il ne faut pas débarquer chez les gens sur un coup de tête.

-          J’ai pensé…

   Elle posa son doigt sur ma bouche pour m’interrompre.

-          Il ne faut penser n’importe quoi.

   Ma gêne se transforma en une colère obscure. Pourquoi me traitait-elle ainsi ? Comment croire qu’il ne s’était rien passé entre nous ? Elle devait deviner pourquoi j’étais venu la voir.

   Comme si elle lisait dans mes pensées, elle me dit :

-          Je vous ferai signe si j’ai besoin de vous. […]

 

   J’avais attendu des semaines. L’été 1944 tirait à sa fin, et pas un signe. Mme Cazenave ne descendait même plus au village. […]

   A bout, laminé par l’attente, un dimanche à midi pile, je sautai sur ma bicyclette et fonçai sur la grande maison blanche. Mme Cazenave avait engagé un vieux jardinier et une femme de ménage que je surpris à l’ombre d’un caroubier en train de casser la croûte. Mon vélo contre moi, j’attendis dans la cour. Tremblant de la tête aux pieds. Mme Cazenave accusa un imperceptible soubresaut en me découvrant près du jet d’eau. Son regard chercha les deux domestiques, les vit à l’autre bout du jardin et revint vers moi. Elle me dévisagea en silence. Je la sentais agacée derrière son sourire.

   Elle descendit le petit perron et marcha d’un pas tranquille sur moi.

-          Et pourtant, il le faut, me dit-elle d’un ton ferme.

   Elle m’invita à la suivre jusqu’à la grille d’entrée. Et là, sans se soucier des indiscrétions, comme si nous étions seuls au monde, elle me saisit par la nuque et m’embrassa fortement sur les lèvres. La voracité de son baiser était telle que j’y avais perçu un irrévocable signe d’adieu.

-          Vous avez rêvé, Jonas, me dit-elle. Ce n’étais qu’un rêve d’adolescent .

   Ses doigts se desserrèrent, et elle recula.

-          Il ne s’est jamais rein passé entre nous… Pas même ce baiser.

   Ses yeux m’acculaient :

-          Est – ce que vous me comprenez ?

-          Oui, madame, m’entendis-je bredouiller.

-          Bien.

   Elle me tapota la joue, brusquement maternelle :

-          Je savais que vous étiez un garçon sensé.

   Il me fallut attendre la nuit pour rentrer chez moi.

 

   J’osai espérer un miracle ; il n’eut pas lieu.

   L’automne délestait les arbres de leurs feuilles ; il était temps de me rendre à l’évidence. Ce n’étais qu’un fantasme. Entre Mme Cezenave et moi, il ne s’était rien passé.

                                      Yasmina Khadra

                                                                          ( A suivre...



14/12/2013
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