Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 1, Chapitre 10
La mer était si plate qu’on aurait marché dessus. Pas une vaguelette ne clapotait sur le sable, pas un frisson ne ridait la surface de l’eau. C’était un jour de semaine et la plage appartenait à notre bande. Fabrice somnolait à côté de moi, étendu sur le dos, Un roman ouvert sur la figure. Jean Christophe roulait des mécaniques au bord de l’eau, narcissique à se noyer dans un verre. André et son cousin José avaient dressé leur tente et leur barbecue à une centaine de mètre de notre emplacement ; ils attendaient sagement des copines de Lourmel. De rares familles lézardaient au soleil, dispersées d’un bout à l’autre de la baie. Sans les pitreries de Simon, on se serait cru sur une île perdue.
Les rayons du soleil tombaient droit, pareils à une coulée de plomb. Dans le ciel lustral, des mouettes voltigeaient, ivres d’espaces et de liberté. De temps à autre elle piquait sur les flots, se pourchassaient en rase-mottes puis remontaient en flèches se confondre dans la toile azurée. Très loin un chalutier regagnait son port, une nuée d’oiseaux dans son sillage ; la pêche était bonne.
C’était une belle journée.
Une dame solitaire contemplait l’horizon, assise sous un parasol. Elle portait un vaste chapeau enrubanné de rouge et des lunettes de soleil. Son maillot blanc collait à son corps bronzé comme une seconde peau…
Les choses se seraient arrêtées là s’il n’y avait pas eu ce coup de vent.
Si on m’avait dit qu’un simple coup de vent pouvait changer le cours de toute une vie, j’aurais peut être pris les devants. Mais à dix sept ans, on se sent en mesure de retomber sur ses pattes quoi qu’il arrive…
La brise de midi venait de se déclencher et, embusqué derrière, le coup de vent en profita pour se ruer sur la plage. Il leva quelques tourbillons de poussière, arrachant dans la foulée le parasol de la dame qui n’eut que le temps de porter sa main à son chapeau pour l’empêcher de s’envoler. Le parasol pirouetta dans les airs, roula sur le sable, effectua une multitude de tonneaux. Jean-Christophe tenta de l’attraper, sans succès. S’il avait réussi, ma vie aurait poursuivi son cours. Mais le sort en avait décidé autrement : le parasol sous le bras, se leva pour m’accueillir.
- Merci, me dit-elle.
- Pas de quoi, madame.
Je m’agenouillai à ses pieds, élargis le trou où se tenait le parasol avant de s’envoler, l’approfondis de mes mains vigoureuses, y plantai le manche et tassai des pieds autour de façon qu’il résistât à un autre coup de vent.
- Vous êtes aimable, monsieur Jonas, me fit-elle… Pardon, ajouta-t-elle, j’ai entendu vos camarades vous appeler ainsi.
Elle retira ses lunettes ; se yeux étaient une splendeur
- Vous êtes de Turgot-Village ?
- De Rio Salado, madame.
Ses yeux intenses me troublaient. Je voyais mes camarades rire sous cape en m’observant. Ils devaient se payer ma tronche. Je me dépêchai de prendre congé de la dame et de les rejoindre.
- Tu es rouge comme une pivoine, me taquinait Jean-Christophe.
- S’il te plaît, lui dis-je.
Simon qui était sorti de l’eau, se frottait énergiquement dans une serviette éponge, un rictus fripon avant de me demander :
- Elle te voulait quoi, Mme Cazenave ?
- Tu la connais ?
- Et comment ! Son mari était directeur d’un bagne en Guyane. Il paraît qu’il aurait disparu en forêt au cours d’une traque de forçats évadés. Comme il n’a plus donné de signe de vie, elle est rentrée au bercail. C’est une amie à ma tante. […]
Je l’avais revue quelques jours plus tard, sur l’avenue principale de Rio. Elle sortait d’une boutique, son chapeau blanc telle une couronne sur son beau visage. Les gens se retournaient sur son passage ; elle ne les remarquait même pas. Raffinée, le port noble, elle ne marchait pas ; elle cadençait la foulée du temps.
J’étais hypnotisé.
Elle me rappelait ses héroïnes mystérieuses qui remplissaient de leur charisme les salles de cinéma, si crédibles que notre réalité à nous nous paraissait dérisoire.
J’étais attablé avec Simon Benyamin à la terrasse du café de la place. Elle passa à côté de nous sans nous voir, nous léguant son parfum en guise de consolation.
- Tous doux, Jonas ! me siffla Simon.
- Hein ?
- Il ya un miroir au bar. Va jeter un œil sur la betterave qui te tient lieu de trogne. Serais-tu amoureux de cette respectable mère de famille ?
- Qu’est ce que tu racontes ?
- Ce que je vois. Tu es à deux doigts de piquer une crise.
Simon exagérait. Ce n’était pas de l’amour ; j’avais pour Mme Cazenave une profonde admiration. Mes pensées pour elle étaient saines.
Yasmina Khadra
( A suivre à l’extrait n 2 )
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