Ce que le jour doit à la nuit : Extrait 3, Chapitre 10
- Vous avez quel âge, monsieur Jonas ? me demanda-t-elle en plongeant son regard souverain jusqu’au plus profond de mon être.
- Dix sept ans, madame.
- Je suppose que vous avez déjà une fiancée.
- Non, madame.
- Comment ça « Non, madame » ? Une si belle frimousse, et des yeux limpides. Je refuse de croire que vous n’avez pas tout un harem qui languit de vous à l’heure qu’il est.
Son parfum m’enivrait.
De nouveau, elle se mordit la lèvre et porta la main à son cou.
- Vous souffrez beaucoup, madame ?
- C’est possible.
Elle me prit la main dans la sienne.
- Vous avez des doigts de prince.
J’avais honte qu’elle perçoive le trouble en train de m’envahir.
- Que comptez-vous faire plus tard, monsieur Jonas ?
- Apothicaire, madame.
Elle médita mon choix avant d’acquiescer :
- C’est un noble métier.
Pour la troisième fois, elle eut mal au cou et se plia presque de douleur.
- Il que j’essaye tout de suite la pommade.
Elle se leva. Avec beaucoup de dignité.
- Si vous voulez, madame, je peux… vous masser les épaules…
- J’y compte bien, monsieur Jonas.
Je ne sais pas pourquoi, d’un seul coup, quelque chose rompit la solennité des lieux. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde. Lorsque ses yeux revinrent sur moi, tout rentra dans l’ordre.
Nous restâmes debout de part et d’autre de la table. Mon cœur battait si fort que je me demandai si elle ne l’entendait pas. Elle ôta son chapeau, et ses cheveux dégringolèrent sur ses épaules, me tétanisant presque.
- Venez avec moi, jeune homme.
Elle poussa la porte de la demeure et m’invita à la suivre à l’intérieur. Une légère pénombre entoilait le vestibule. Il me semblait que je revivais un déjà-vu, que le couloir qui filait devant moi ne m’était pas étranger. L’avais-je rêvé, ou était-ce moi qui perdais le fil l’histoire ? Mme Cazenave me devançait. L’espace d‘une fulgurance, je la confondis avec mon destin.
Nous gravîmes un escalier. Mes pieds butaient contre les marches. Je me cramponnais à la rampe, ne voyais que le vallonnement de son corps ondoyer devant moi, majestueux, ensorceleur, presque irréel tant de grâce dépassait l’entendement. Arrivée sur le palier, elle passa dans la lumière éblouissante d’une lucarne ; ce fut comme si sa robe s’était désintégrée, me livrant jusqu’aux moindres détails la parfaite configuration de sa silhouette.
En se retournant subitement, elle me surprit en état de choc. Elle comprit aussitôt que je n’étais plus en mesure de la suivre plus loin, que mes jambes allaient se dérober sous le poids de mes vestiges, que j’étais comme un chardonneret pris au piège. Son sourire m’acheva. Elle revint vers moi, d’un pas souple, aérien ; me dit quelque chose que je ne perçus pas. Mon sang martelait mes tempes, m’empêchait de reprendre mes esprits. Qu’est ce- qu’il y a, monsieur Jonas ?...Sa main me prit le menton, me releva la tête… ça va ?... L’écho de sa voix se perdit dans le chahut des tempes…
C’est moi qui vous mets dans cet état ?... Ce n’était peut être pas elle qui me parlait ainsi. C’était peut être moi, même si je ne reconnaissais pas ma voix. Ses doigts se répandirent sur mon visage. Je sentis le mur contre mon dos tel un rempart me barrant toute retraite. Monsieur Jonas ?... Ses yeux m’enveloppèrent, m’escamotèrent en un tour de passe-passe. Je me diluais dans son regard. Son souffle voleta autour de mon halètement, l’aspira ; nos visages fusionnaient déjà. Lorsque ses lèvres effleurèrent les miennes, je crus partir en mille morceaux ; c’était comme si elle m’effaçait pour me réinventer du bout des ses doigts. Ce n’était pas encore un baiser, à peine un attouchement, furtif, vigilant – tâtai-elle le terrain ? Elle recula ; pour moi, c’était une vague qui se retirait, dévoilant ma nudité et mon émoi. Sa bouche revint, plus conquérante ; une source ne m’aurait pas désaltéré autant. Ma bouche se livra à la sienne, se fondit dans la sienne, devint eau à son tour, et Mme Cazenave me but jusqu’à la lie, dans une gorgée qui n’en finissait pas de se renouveler. J’avais la tête dans un nuage, les pieds sur un tapis volant. Effrayé par tant de bonheur, peut être avais-je tenté de me soustraire à son emprise, car main me retint très fort par la nuque. Alors, je me laissai faire. Sans opposer la moindre résistance. Ravi d’être pris au piège, fébrile et consentant, et, émerveillé par ma capitulation, je fis corps avec la langue en train d’absorber la mienne. Avec infiniment de tendresse, elle déboutonna ma chemise, la laissa tomber quelque part. Je ne respirais plus que par son souffle, ne vivais plus qu’à travers son pouls. J’avais le vague sentiment que l’on m’effeuillait, que l’on me repoussait dans une chambre, que l’on me renversait sur un lit aussi profond qu’une rivière. Mille doigts s’éparpillaient sur ma chair comme autant de feux d’artifice ; j’étais la fête, j’étais la joie, j’étais l’extase dans son ivresse absolue ; je me sentais mourir et renaître en même temps.
Yasmina Khadra
( A suivre ...
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